CHAPITRE V

 

Chroniques mytanes (extraits).

« Analyse sociale », de Leucid Ar-Mid.

 

 

Le warsh est le Mytan qui s'est le plus éloigné de la condition humaine. Il en a conservé la morphologie générale et les bases physiologiques essentielles, mais il est à l'humain ce que le blindé est au bouclier. Il est adapté à la violence, tant pour la subir et s'en préserver que pour en user. Malgré l'extrême diversité de ses talents et capacités, le warsh se caractérise par une force musculaire, une résistance physique et une vitesse d'évolution hors du commun.

La caste warshe est particulièrement complexe. Elle soumet ses membres à une kyrielle de codes d'honneur et de préséance, de devoirs, de contraintes, de lois, à plusieurs nomenclatures hiérarchiques et une douzaine d'ordres spécifiques.

Le do-warsh est celui qui sert directement un ou plusieurs evres, parfois élément d'armées privées, parfois maître-assassin.

L'a-khan-warsh est un hors-caste. Bien que l'éthique prévale toujours pour lui, il est indépendant et ne prend les ordres d'aucun evre, ce qui lui vaut généralement l'exclusion.

Le sy-warsh est le soldat, le policier qui fait régner l'ordre et exécuter les travaux. Au sein de ce groupe évoluent sept sous-groupes, qui se différencient par les couleurs qu'ils arborent, chacune correspondant à un grade et aux règles de vie qui en découlent.

L'a-warsh est un rebelle, souvent a-khan exclu, que les warshes prennent comme proie dans leurs « chasses ouvertes ».

Le duel est chose fréquente et constitue, avec la chasse, la base de l'éthique warshe. Il est impossible de comprendre la psychologie sociale de cette caste si l'on n'appréhende pas les complexités déontologiques du duel et de la chasse.

 

*

 

Marcher, grimper, redescendre, contourner là où toute logique dictait de passer ailleurs, Lodh Ilodi Lodj s'appliquait uniquement à déjouer le ou les braines qui guidaient les warshs.

— En quelque sorte, je préfère cela, disait-il. Un warsh chasse d'instinct, et son instinct est performant. Par contre, il est facile de tromper un raisonnement quand il entre dans un cadre précis.

Audham avait noté que Lodh s'estimait supérieur à ceux qu'il avait présentés comme les « cerveaux » de Mytale et, apparemment, cela fonctionnait : ils n'étaient pas retombés sur le chemin d'une patrouille depuis trois jours. Bien sûr, ils le payaient d'efforts toujours plus épuisants, contraints qu'ils étaient de progresser dans les montagnes mêmes plutôt que dans les vallées, à une altitude moyenne de deux mille cinq cents mètres.

Le sixième matin, alors qu'ils s'apprêtaient à repartir, Lodh la regarda d'une façon étrange et lui releva d'autorité une manche pour lui mettre son propre bras sous les yeux. D'abord, Audham ne vit rien et se demanda où il voulait en venir ; puis, au fur et à mesure qu'il s'expliquait, elle comprit.

— Regardez bien, Audh, votre fixateur cellulaire est en train de virer. (Il n'avait jamais douté que Mytale l'emporterait sur les anti-mutagènes dont les généticiens de la Fédération l'avaient dotée.) Votre peau commence à bleuir, même sous la combinaison, et si je ne m'abuse, son grain lui-même se modifie. Il me semble aussi que vos cheveux se décolorent légèrement.

— C'est l'effet du soleil, résista-t-elle sans trop y croire. Mes cheveux s'éclaircissent et je bronze un peu, c'est tout.

— Vous pensez vraiment ce que vous dites ?

— Non.

— Tant mieux, parce que si la mytalisation commence, je vais devoir l'orienter dès maintenant, et ce n'est pas indolore.

— L'orienter ?

— Il s'agit pour nous de la gérer…

— Nous ?

— Cessez de m'interrompre, s'il vous plaît. Je dois utiliser mes connaissances pour influencer le développement de vos mutations, mais ce sera insuffisant si vous ne vous contraignez pas à les guider… euh… psychiquement. Comprenez bien : Mytale, en soi, est un facteur de désordre génétique qu'accentue l'usage de substances particulières. En principe, cela agit peu sur un maillon précis mais beaucoup sur sa progéniture…

Audham leva une main pour l'arrêter.

— Désolée, il faudra vous habituer à mes interruptions, Lodh. Il n'y a rien d'extraordinaire dans ce que vous me racontez, c'est comme cela qu'évoluent les espèces.

— À cette exception que Mytale peut le faire d'une génération sur l'autre, et de façon radicale ! D'expérience, nous savons que vous pourriez enfanter un warsh ou un myste ou n'importe quoi, selon vos habitudes alimentaires et la structure de votre subconscient. Naturellement, cela vous tuerait. Par le rôle psychosocial des castes, les evres ont réussi à limiter les aberrations, mais croyez-moi, il y en a encore beaucoup.

« Et puis il y a les mutations que des abus de mutagènes peuvent entraîner sur des cellules déjà formées ; elles sont souvent mortelles à plus ou moins long terme et, paradoxalement, aussi aléatoires que contrôlables. Beaucoup de mystes et de braines s'y adonnent allègrement comme support de recherches, pas mal de warshs et quelques beeses en usent comme de stupéfiants et certains hiumes, quand ils ne servent pas de cobayes, s'en dopent pour quitter leur condition d'esclave ou tout au moins sauver leur descendance. Dans les villes, vous verrez des horreurs, mourantes ou à mourir, et l'expression morbide de la réalité mytane : les mutations. »

— J'ai déjà vu les warshs !

Le soupir de Lodh hésitait entre le ricanement et l'amusement.

— En tant que mutants, les warshs sont une espèce stabilisée et viable, comme les autres castes, comme nous. (Dans sa bouche, « nous » ne regroupait que les illes, pas l'ensemble hiume.) Ce qui n'exclut pas quelques déviations, bien entendu, mais vous pouvez considérer que c'est une évolution « achevée ».

« Deux ans après que l'Empire avait déposé ses premiers colons, Mytale avait tué quatre-vingts pour cent d'entre eux ; douze autres tentatives ont connu le même sort, malgré les moyens scientifiques mis en œuvre. Quand la colonie a été abandonnée, ce qui restait de l'espèce humaine ici était méconnaissable et pitoyable ; quasiment tous ces gens sont morts dans les cinq ans. Les générations suivantes ont tenu cinq à sept fois plus, mais il a fallu cinq siècles avant que l'espérance de vie n'atteigne cinquante ans, pour les plus solides. Aujourd'hui encore, à cause des mutagènes, elle se situe dans ces eaux… et je parle en années standard !

« Votre propre espérance de vie, si personne n'y met un terme hâtif et si je n'interviens pas, n'excède pas cinq ans. Voilà l'essentiel de ma fonction, Audh : vous prolonger. »

Son timbre de voix sous-entendait que la seule chose rendant son travail malaisé était Audham elle-même.

— De combien ? le surprit-elle.

— D'autant que vous pourrez tenir.

— Alors commençons tout de suite.

Il sourit presque aimablement. Cette attitude obstinée et volontaire était le seul trait de caractère qu'il goûtait en elle.

— D'abord, je dois vous prévenir que vous allez souffrir, que ce sera souvent intolérable et qu'il faudra aller jusqu'au bout… en me faisant totalement confiance.

— Oh ! ça, je connais : ma mère disait toujours qu'il faut savoir souffrir pour être belle… Et puis comme ça, au moins, je pourrai vous faire confiance sur une chose…

 

*

 

Cette première séance se déroula d'autant mieux qu'elle ne fut pas réellement douloureuse, le seul désagrément tenant à l'épaisseur de l'aiguille que Lodh lui enfonça plusieurs centaines de fois dans presque tout le corps. Audham se contenta de penser que, pour un marathon de mésothérapie, elle eût préféré la caresse d'un pistolet hypodermique.

D'après l'ille, la mixture qu'il injectait ordonnait le chaos mutant qui bouillonnait en elle, filtrant certains messages spécifiques des codages mutagènes pour en extraire les seuls principes acceptables. D'après Audham, ce discours n'avait aucun sens sur un monde dépourvu du moindre microscope. Elle l'avait dit.

— J'admets que notre mutagénie est une science empirique, s'était agacé Lodh. J'admets aussi que toutes les recherches que nous menons sont d'ordre expérimental et que nous ne possédons pas la moindre démonstration scientifique du bien-fondé de nos conclusions. Seulement ça marche, et tout ce qui marche sur Mytale est une bénédiction !

Ce jour-là, la mytalisation ne put aller plus loin : d'un coup, Min' se mit à feuler et à gronder ; vingt secondes plus tard, le plateau sur lequel ils avaient dormi était investi par une dizaine de warshs qui se ruaient vers eux en hurlant.

Avant qu'Audham n'eût esquissé le moindre geste, le ksin fondait déjà sur les arrivants. Avant que Lodh n'eût extirpé sa rapière du havresac, Audham, campée sur ses deux jambes légèrement pliées, ajustait un monstre puis un autre, sans parvenir à mieux que les ralentir, vaguement.

— La tête ! cria Lodh en emboîtant la lame dans le manche de son sabre de fortune. Les yeux, si possible !

Les warshs étaient gênés par la pente. Audham serra davantage le laser et tira cinq fois, en rafale, défigurant cinq visages déjà hideux d'une cécité plus que définitive. Un sixième, plus chanceux, échappa à sa ligne de mire en boulant sur le cadavre d'un de ses congénères. Elle ne put l'ajuster à nouveau : Lodh était sur lui.

— Merde !

Min' répétait sa danse mortelle au milieu des quatre… non : trois… non : deux autres warshs. Comme avec le loup, ses mouvements étaient si rapides qu'Audham ne les percevait pas clairement, pas plus qu'elle ne pouvait tenter un faisceau au milieu de cette sarabande. Elle se mit à courir pour prêter main-forte à Lodh, que le warsh venait de frapper pour la troisième fois et qui ne semblait pas pouvoir se dépêtrer de cette machine de combat. Mais juste avant qu'elle ne le rejoignît, elle aperçut le braine qui fuyait à toutes jambes vers le col, vers de trop probables renforts.

Elle tira deux fois, un genou au sol, et sa cible s'écroula. Puis elle se tourna, pour constater que le ksin, non content d'avoir égorgé ses adversaires, avait soulagé Lodh d'un problème qu'il ne paraissait pas apte à résoudre seul. En tout cas, il s'en tirait avec juste une longue estafilade au bras droit.

— Vous êtes courageux, Lodh, mais je doute que votre canif…

— C'était un Violet ! se récria-t-il. (Puis il prit conscience qu'elle avait abattu cinq warshs et le braine, et il hocha deux fois la tête.) Votre arme est un atout précieux…

— Et presque H.S., hélas ; le générateur est au bout du rouleau. Nous nous en sommes bien tirés, non ?

Lodh ne répondit pas, il était déjà près de son sac et sortait l'onguent avec lequel il avait cicatrisé les plaies du ksin. La « chatte » aussi avait quelques blessures ; il commença par elle.

Audham tourna les talons et remonta jusqu'au cadavre du braine. C'était une espèce de nain difforme au visage aussi laid que son crâne était démesuré, et cette disproportion ne lui donnait pas l'allure d'un génie mais plutôt celle d'un malade atrophié par des années de jeûne. Il engageait à tout sauf au respect. Contrairement aux warshes, qui ne possédaient pas le moindre bagage, il portait une besace passée dans la ceinture qui retenait ses braies. Elle l'arracha et l'ouvrit pour découvrir de menus objets sans grand intérêt : une pipe en terre, un briquet à silex, une aiguille d'un métal grossier et un rouleau de fil de lin, une blague dont le contenu ressemblait assez peu à du tabac, une flasque de cuir à moitié vide qu'elle n'ouvrit pas et deux petites fioles de verre soufflé ; l'une contenait un liquide huileux presque noirâtre, l'autre une « eau » douteuse dans laquelle baignaient de petits vers blancs, vivants.

— Beurk.

Audh referma la besace et rejoignit Fille. Il en avait fini avec la « chatte » et commençait à s'occuper de son bras.

— Laissez-moi faire. (Elle lui prit le baume avant qu'il ne réagît et lui tendit le sac.) Dites-moi plutôt à quoi servent ces trucs.

Une chose était certaine : Lodh n'avait pas l'habitude qu'on s'occupât de lui. Il faillit tempêter, mais renonça pour se laisser soigner sans même serrer les dents quand elle faisait pénétrer l'onguent dans le creux de la plaie.

— Ceci est un briquet…

— Oui, et ça une pipe, merci. Ce sont les flacons qui m'intéressent.

Lodh, assis en tailleur, avait renversé la besace dans l'herbe et fouillait les objets de son unique main disponible. Si l'ouverture de la blague ne lui posa aucun problème, il batailla pour la flasque et n'essaya même pas avec les fioles.

— Cela, c'est une espèce de tabac, légèrement hallucinogène…, pas bien méchant. (Il balança la blague et montra la flasque.) Ça, par contre, c'est de la poudre de tass, une véritable saloperie… N'y touchez jamais.

— Un mutagène ?

— Plutôt une drogue, mais ça participe des deux. (La flasque rejoignit la blague ; il agita le flacon noirâtre.) De l'huile de tan, une résine inflammable, pour le briquet. (Il rangea la fiole dans son havresac et projeta l'autre le plus loin possible.) Des larves de plures, conservées vivantes dans un distillât d'eau de mer ; la grande mode dans le détroit Delphaïne. Vous en gobez une par jour, et c'est censé remplacer toute nourriture. En fait, les larves se développent et s'entre-dévorent dans l'estomac… Un coupe-faim, quoi ! Sauf qu'on ne peut plus rien avaler d'autre sous peine de les faire grossir à s'en éclater la panse. Apparemment, leurs sécrétions fournissent leur hôte en vitamines et autres éléments indispensables à la vie… Mort lente.

— Beurk.

— Vous avez fini ?

— Hein ? Ah oui.

— Alors, au boulot. Nous allons regrouper et brûler tout ce beau monde.

Audham retint un nouveau « beurk » : après ce massacre et l'histoire des larves, elle se serait passée d'une crémation. Puis elle se posa deux questions : pourquoi Lodh ne voulait-il pas laisser ce charnier ? Et qu'est-ce qui le rendait aussi nerveux ? Car, pour la première fois, elle le sentait inquiet.

— Les charognards se chargeront très bien de…

— Dans cette région et à cette altitude, ce n'est pas évident, la coupa-t-il. Ou cela pourrait prendre trop de temps.

— Vous craignez qu'on découvre les dégâts dus au laser ?

Lodh eut l'air sincèrement surpris.

— Non, ce sont les cadavres de Min' qui m'inquiètent.

Bien sûr ! Lodh Ilodi Lodj se moquait qu'on sût que l'agent fédéral avait occis une patrouille, mais il redoutait qu'on découvrît qu'un ksin et donc un ille l'avaient aidée.

Audh, mon amour, sers-toi de ta cervelle ! se secoua l'agent en question. Ce garçon travaille pour son peuple, et toi, tu n'es qu'une méga-emmerde dans leurs arcanes !

— Alors faisons-les disparaître, conclut-elle sèchement.

Il fallut traîner les cinq cadavres de Min' sur plus de cinq cents mètres et préparer un bûcher de fortune avec de petits arbres rabougris, dans une combe si étroite qu'ils s'éraflaient sans cesse aux rochers. Cela prit presque toute la journée, et jamais ils ne s'adressèrent la parole. Puis Lodh prépara une mèche lente, avec l'huile de tan et un morceau de corde, qu'il enroula à son extrémité autour d'arbustes largement imbibés de résine.

— Cela nous laisse deux à trois heures. Ensuite, la nuit devrait cacher la fumée, commenta-t-il. Il va falloir forcer l'allure.

— Vous avez peur d'une autre patrouille ?

Lodh secoua la tête, les lèvres fermées, chargea le sac sur son épaule gauche et se tourna dans la direction opposée à celle d'où avaient surgi les warshs.

— Je suis certain qu'ils n'ont pas pu relever notre piste, alors j'aimerais savoir comment ils ont fait pour nous trouver.

— Vous pensez encore à un tour de myste ?

— Je pense à un hasard de mauvais goût.